« Ma carrière à l'Idiap m'a permis d'établir un standard »
Aujourd'hui responsable du groupe de recherche sécurité biométrique et protection de la vie privée, Sébastien Marcel a développé durant deux décennies les compétences de l'Idiap en matière de biométrie, allant jusqu'à créer un centre dédié de renommée mondiale. Il revient pour nous sur son parcours unique.
Comment avez-vous rejoint l'institut ?
Je suis arrivé un dimanche de novembre 2000 à Martigny, où tout était fermé. Je ne savais pas où j'atterrissais, car les médias avaient parlé alors de terribles inondations qui frappaient le Valais. Heureusement, il n'en était rien à Martigny. Lors de mon doctorat effectué au sein d'un laboratoire de France Telecom, aujourd'hui Orange Labs, j'avais travaillé sur les réseaux de neurones artificiels appliqués à la reconnaissance des gestes en vision par ordinateur. Un sujet futuriste pour l'époque, dix ans avant la Kinect de Microsoft. Le responsable de ce laboratoire, qui n'était autre que le père de Ronan Collobert [ndlr, ancien chercheur de l'Idiap qui a co-developpé le logiciel de référence Torch], m'avait parlé de l'Idiap et m'avait aussi conseillé de demander à Joshua Bengio d'être mon juré de thèse à cause de la nature de mes travaux de recherche. Montréal, Joshua m'avait alors redirigé vers son frère Samy qui était... à l'Idiap. J'ai donc très naturellement aussi déposé une candidature à l'institut à la fin de ma thèse. C'est Hervé Bourlard – déjà directeur à l'époque – qui m'a alors invité à faire une présentation à l'institut. Une offre d'engagement a rapidement suivi.
Quels domaines de recherche avez-vous développé à votre arrivée ?
A mon arrivée, il n'y avait plus de spécialiste en vision par ordinateur. J'ai donc naturellement poursuivi les recherches de ma thèse pour les appliquer dans le cadre du projet européen BANCA, qui était dans le domaine... de la biométrie. Il s'agissait d'utiliser des techniques de réseaux de neurones artificiels pour la reconnaissance de visage. C'est ainsi que nos compétences en reconnaissance de visage se sont développées, notamment en collaborant avec l'équipe de machine learning de l'époque, dirigée par Samy Bengio, maintenant chercheur à Google Brain. L'attribution de nouveaux projets européens et l'implication dans IM2 financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique a consolidé cette première phase à l'Idiap.
L'étape décisive date de 2008 avec le projet européen MOBIO sur la biométrie mobile, dont nous avons assuré la coordination. Il s'agissait de faire de la reconnaissance biométrique de visage et de la voix sur téléphone mobile. Encore un sujet un peu visionnaire pour l'époque, car lors du dépôt du projet l'iPhone n'existait pas encore, alors qu'aujourd'hui la biométrie sur les téléphones est banale. L'équipe s'est ainsi constituée petit à petit. Dans la foulée, en 2010, nous avons créé le groupe de biométrie et nous avons décroché la coordination du projet européen Tabula Rasa qui se focalisait sur l'anti-spoofing [ndlr, les méthodes de prévention d'usurpation d'identité en biométrie]. Ce projet nous a assuré une grande visibilité, notamment auprès des entreprises, et a fait de nous des leaders dans le domaine.
Comment avez-vous fait pour faire de la recherche publique dans ce domaine où les entreprises privées jouent un grand rôle ?
Avec le projet Tabula Rasa, nous avons brisé une sorte de tabou. Le spoofing était un sujet de film d'espionnage, pas de recherches dont on parle ouvertement. Deux ans plus tard, en 2012, le projet européen BEAT, aussi coordonné par notre équipe, a joué un autre rôle important : celui de créer une plateforme offrant des outils open source robustes pour la biométrie. Le but était de créer un standard. C'est pourquoi, en 2016, nous avons aussi voulu créer le centre de biométrie, qui a pu prendre son essor grâce au soutien de l'Etat du Valais et de la Ville de Martigny qui ont cru dans le projet. Notre expertise a été rapidement reconnue, puisque nous avons obtenu l'accréditation FIDO [ndlr, un consortium international de référence] et Android pour certifier des systèmes biométriques selon leurs standards. Nous avons également intégré un centre de recherche coopératif américain, le CITeR. Aujourd'hui, nous peinons à suivre tant les besoins et demandes sont nombreux.
N'aurait-il pas alors été plus facile de mener ces recherches dans le privé ?
Certes, les opportunités dans le privé étaient nombreuses, mais je n'aurais probablement pas eu la même liberté d'action. Ma vision était une stratégie open source sur le long terme pour assurer la transparence et la reproductibilité des travaux. Ce chemin est fastidieux, car les mécanismes de financement de la recherche ne sont pas totalement adaptés, mais il est payant. Ce choix de carrière m'a permis de créer un standard. Par exemple, la base de donnée du projet MOBIO de 2008 est toujours utilisée aujourd'hui et beaucoup d'autres du projet Tabula Rasa également. De même, les outils développés par BEAT sont des références qui continuent d'être développées et mises à jour. Si les premières années n'ont pas toujours été faciles et qu'il a fallu parfois avoir du flair, cette liberté et cette possibilité de poursuivre sur le long terme font la différence à présent. Cette façon de faire n'aurait pas été possible ailleurs. Grâce à ses infrastructures et les opportunités qu'il offre, l'Idiap est un peu le meilleur des deux mondes, entre le public et le privé.
Et pour la suite ?
L'évolution se fait naturellement, par exemple avec des projets dans le domaine des deepfakes, mais aussi avec une dimension importante consacrée à l'enseignement. Pouvoir transmettre ce savoir et cette expertise grâce à des cours, notamment à l'Université de Lausanne, à l'EPFL ou encore avec le Master en intelligence artificielle de l'Idiap, est un autre investissement à long terme que permet l'institut.
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- Groupe de recherche Vie privée et sécurité biométrique